vendredi 23 mai 2008

Après la proxémie, la proximité (par Thierry)

Partout c'est pareil. Dans toutes les campagnes. Comme si toute l'Inde était au courant qu'on avait tourné dans un film local, même un mois avant le tournage. Les enfants nous demandent des stylos, du chocolat, de l'argent et de l'eau (c'est le quarté gagnant dans l'ordre). Les adultes si on apprécie leur pays. Les serveurs si on aime la nourriture qu'ils nous servent. Des pêcheurs nous proposent de monter sur leur bateau. Et tous, grands comme petits, en âge comme en taille, notre prénom et notre pays d'origine, et, souvent aussi, de les prendre en photos pour qu'ils puissent se voir (quel beau progrès la technologie numérique...), ou, se prendre en photo parmi nous avec leurs téléphones portables. Au début, ça surprend un peu. On se dit tout de suite qu'ils n'ont jamais vu de Blancs, qu'on leur fait le même effet que si un chef indien d'Amérique débarquait avec toutes ses plumes en Europe. Mais non, parce que dans les campagnes près des lieux touristiques, comme Hampi, le même succès nous foudroie. Peut-être veulent-ils tous nous soutirer de l'argent, en tentant une approche douce ? Soit leur méthode est tellement douce qu'inefficace dans 95 pourcents des cas, soit ce n'est pas la bonne hypothèse. Je penche bien sûr pour la seconde proposition.

Après observation et réflexion, on a l'impression que c'est juste que la société indienne ne connaît pas le gêne. Quand on y pense, les Français, surtout les gamins, sont assez curieux de savoir de quel pays vient un Asiatique, un Sud-Américain ou un Arabe. Ici, c'est pareil, sauf qu'ils osent demander. Pareil dans les restaurants, si on peut faire un sondage sorti des tables, et que ce n'est pas mal perçu, et bien ça arrange tout le monde. En France, les gens ne se parlent librement que quand quelque chose les rapproche, qu'ils vivent tous la même chose : stades de foot, manifestations, cérémonies religieuses, fête et quelques verres d'alcool partagés, etc...C'est d'ailleurs une des raisons pour que ces phénomènes de masse attirent tant de monde. Ici, pas d'alcool nécessaire pour briser la timidité, la santé publique ne s'en porte pas plus mal. De la même manière, ils n'hésitent jamais à demander l'aide de quelqu'un.

Mais pour que ce système fonctionne, m'objecterez vous, il faut que les Indiens acceptent de fournir de l'aide. Et bien sûr, c'est le cas. En ce moment, il faut surveiller cette pompe à vide, et les tours de garde s'organisent difficilement, non pas par manque de personnel, mais presque par abondance : quelqu'un qui s'était proposé pour un créneau et a subitement autre chose de prévu n'hésite pas à se désister, et du coup le copain, qui avait prévu de se reposer au lieu de venir viendra sans rechigner. Mais donc on ne peut pas trop se fier au planning prévu à l'avance, il change sans cesse. Par exemple, mercredi soir on m'a appelé d'urgence, et au lieu de faire la nuit, je viens de faire le créneau du matin. C'est pas trop dérangeant, mais plutôt surprenant.

J'ai l'impression que la société indienne a compris que la maxime préférée des Français de droite, "la liberté de quelqu'un s'arrête là où commence celle d'autrui" est parfois un peu excessive : si, en donnant un peu du sien, voire un peu de sa liberté, on aide beaucoup quelqu'un, il ne faut pas hésiter. De même, en désaccord à l'autre morale "ne fait pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'autrui te fasse", je veux bien me faire tirer les cheveux si ça fait très plaisir à quelqu'un, et donc celui qui veut me tirer les cheveux peut me le faire, si vraiment ça lui chante (s'il me demande la permission, c'est tout de même mieux). Et ici je veux bien donner une minute de ma vie pour faire une photo. En France, entre jeunes du moins, on accepte plus facilement un gentil perturbateur si ce dernier est émêché, parce qu'on comprend que crier ou te chatouiller l'amuse beaucoup. Ici, pas besoin que les autres aient bu quoi que ce soit pour qu'on accepte de se faire crier dans les oreilles ou chatouiller. Décidément, puisque les Indiens n'ont pas besoin de boire pour vaincre la timidité, ou pour avoir le droit de faire le con, je comprends qu'ici la jeunesse éduquée ne boive pas (l'alcool pour oublier, c'est un autre problème).

Ce système d'aide perpétuelle a tout de même quelques abus, dont, notoirement, l'incapacité à faire quoi que ce soit tout seul. OK, c'est plus sympa de bosser à deux, OK, souvent on bosse souvent plus vite que deux fois plus vite avec l'aide de quelqu'un, mais ça a des contre-exemples, comme toute bonne théorie. Par exemple quand il faut porter une charge de quinze kilos. Là, mission impossible tout seul, et ils me traitent de fou si je m'y colle rien qu'avec mes deux bras (et je crois bien que c'est pareil chez Bertrand). De même les agents de sécurité (ça fait bizarre de les appeler comme ça, tellement ils sont tous maigres) sont toujours à deux, mais ça ça peut avoir un côté positif : ça doit diminuer les chances qu'ils ronquent.

Autre limite, même si ce n'est pas forcément lié : l'incapacité chronique à faire la queue. Ca bouscule, ça passe en force. Le pire étant pour monter dans les bus, là il faut être fort,ou alors grimper juste à temps sur le marchepied, la moitié du corps dehors, le vent dans les cheveux, la meilleure place. Au début, ça partait peut-être d'un bon sentiment, de laisser passer quiconque pressé. Mais ça a un peu trop dégénéré.

Tout ça pour dire que ce côté de la société me plaît bien, en balance au plus grand individualisme de nos sociétés. Dans le livre que je lis (A suitable Boy, soit en français Un Garçon convenable), tout ragot a fait le tour de Bramhpur en trois jours. Ca a du pénible, mais c'est aussi une forme de régulation sociale, qui doit un peu refroidir les parents avant de battre leurs enfants. Et c'est tant mieux.

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